Quelques heures avant la soirée « Smells Like Hip Hop » à Bordeaux, nous avons eu l’honneur de rencontrer et d’échanger avec une légende vivante du Hip Hop, un « monument » de notre culture… Le Grand Master Dee Nasty ! Entre les débuts du mouvement, son évolution et ses problématiques, Hip Open vous fait partager le point de vue de ce pionnier.
Comment as-tu découvert le Hip Hop ? Qu’est-ce que tu retiens des débuts ? Qu’est-ce cela a déclenché chez toi ?
J’ai eu la chance de découvrir ça aux Etats-Unis. Je vivais à San Francisco à la fin des années 70. Je suis arrivé en 78, l’année juste avant la sortie du premier disque de rap « Rapper’s Delight » de Sugarhill Gang. Donc il y avait déjà des freestyles à la radio, il y avait des graffs, des breakers… J’ai eu la chance de voir ça là-bas mais je ne savais pas que tout était lié. Je ne savais pas encore que cela faisait partie d’une même culture qui s’appelait le Hip Hop. A Paris en 1981, j’ai appris notamment par un bel article dans le magazine Actuel, l’histoire de la Zulu Nation et à quoi le Hip Hop correspondait dans les quartiers. Du coup, je m’y suis mis tout de suite, évidemment. C’est un résumé bien sûr…
Comment la prise de conscience s’est faite en France ?
J’étais parti à San Francisco pour vivre la culture musicale afro-américaine de l’intérieur. J’y suis resté deux ans et j’ai vu à quoi le Hip Hop pouvait servir en France. Il y avait les mêmes schémas ethniques et sociaux qu’aux Etats-Unis, sauf que c’était des maghrébins au lieu des latinos mais il y avait à peu près le même équilibre.
Je me suis dit que le Rap pouvait s’enraciner en France uniquement si on le faisait en français. Beaucoup essayaient de rapper en américain mais c’était plutôt du yaourt, pourtant les gens aimaient ! Le morceau produit par Bernard Zekry qui s’appelle « Change the beat », un rap en français fait par une américaine, nous a bien soutenu dans cette démarche-là.
Par contre, cela a mis du temps, c’est-à-dire qu’au départ j’avais une émission sur RDH, c’était une radio libre à Rosny-sous-Bois, dans la région parisienne. Au départ, on faisait des adaptations par rapport aux morceaux américains qui sortaient, on traduisait les textes… On faisait des adaptations avec la réalité de chez nous. On a eu de bonnes critiques, des courriers en disant « c’est vraiment bien ce que vous faites, c’est original, personne ne l’a jamais fait ». Donc on a continué et après on s’est lancé à faire nos propres textes.
J’ai fait un album qui est sorti en 1984, qui s’appelle « Paname City Rappin’ ». Historiquement, c’est le premier album de Rap en français, sorti en France sur un label indépendant. Cela a été difficile parce que beaucoup de gens du milieu de la musique, particulièrement dans le Rock, nous mettaient des bâtons dans les roues. Ils disaient « c’est trop naze, on dirait un chagrin d’amour… ». Il y a des musicologues qui disaient que le Rap français ne sonnait pas, parce que l’anglais est une langue ternaire et le français, une langue binaire. Donc pour eux, scientifiquement, cela ne pouvait pas marcher. Ils voulaient nous prouver que l’on n’y arriverait jamais. Et au cas où l’on y arrive, ils pensaient que cela ne durerait pas longtemps de toute façon. Hors, on voit ce que c’est devenu aujourd’hui ! Et ça me fait bien plaisir à chaque fois que j’y repense.
Peux-tu nous raconter comment tu as rejoint la Zulu Nation ?
Ah… Ce n’est pas d’une grande importance parce que Zulu, c’est une histoire de cœur, ce n’est pas mon fond de commerce.
Bien sûr, je comprends tout à fait. Cela dit, c’est intéressant d’en apprendre davantage à titre d’information et non de promotion.
La naissance de la Zulu Nation date de 1973, ça fait un bon bout de temps. En fait, c’était deux ans avant la naissance de ce qu’on appelle le Hip Hop. Dans le groupe de Kool Herc, il y avait un rappeur qui faisait « Hip Hop » comme une onomatopée, sachant que « hip » c’est cool et « hope » c’est l’espoir. Donc il y avait une espèce de jeu de mots là-dessus même si cela ne s’écrit pas pareil. Ce n’est pas « hype », c’est « hip » comme « hippy » hein ! Bambaataa lui a demandé sa permission pour se servir de ce mot là afin de réunir tous les arts de rue : graff, danse, deejaying et mcing. Au départ, ça s’appelait « Breakbeat Music », cela ne s’appelait pas « Hip Hop ». A partir de 1975, c’est la naissance du Hip Hop, bien avant les premiers disques de Rap qui sont sortis plus tard.
Le Hip Hop avait vraiment des racines profondes aux Etats-Unis donc quoi qu’il puisse se passer là-bas, il ne pouvait pas être effacé du jour au lendemain. Ce n’était absolument pas une histoire de mode.
En France, on se rend compte que l’on s’y est mis très vite… En comparant à d’autres pays d’Europe, on peut constater que l’on a pris une grande longueur d’avance sur les autres. Cela correspondait bien au phénomène social, c’était lié. C’est bien connu, le Hip Hop n’est pas né dans le 16ème ! Même si cela intéresse des gens des beaux quartiers, au départ c’était assez mal vu.
L’émission « Deenastyle » sur Radio Nova, comment ça s’est passé ?
L’équipe de Nova m’a sollicité en 1987. Au départ, je faisais 30 minutes tous les soirs entre 20h et 20h30. A chaque fois, je choisissais une thématique différente : Funk, Breakbeat, les nouveautés Rap du moment… Après, je me suis un peu fâché avec eux, ils m’ont viré puis ils m’ont repris. Là, j’ai pris Lionel D avec moi. Ils nous ont laissé le dimanche soir de 22h à minuit. Vu que l’on était que tous les deux dans la radio, personne ne pouvait vérifier ce que l’on faisait, sauf ceux qui écoutaient la radio… On a commencé à donner une grande place au Rap français pour que Lionel D expérimente ses textes. Très vite, il a usé tout son répertoire donc on a invité tous les potes que l’on connaissait qui rappaient. Direct, cela a été extraordinaire parce qu’ils ont commencé à 10, après ils étaient 20, puis 50… Cela a duré de 1988 à 1989. On a mis Radio Nova devant le fait accompli… Après ils ont eu des échos de cette émission que tout le monde écoutait et se sont rendus compte qu’on les avait squatté un peu mais que c’était très bien. Finalement, cela leur apporté beaucoup sauf que Nova, aujourd’hui, renie un peu cette histoire-là. Ils s’en servent seulement quand ils en ont besoin.
Tout d’un coup, Nova était écoutée dans toutes les banlieues. Cela a mis Nova en avant comme la seule radio qui jouait du Rap. Il y avait aussi Radio Aligre mais pas grand-chose d’autre. Donc cela a donné de la force à tous les rappeurs de l’époque. Je parle des Little MC, EJM, Minister Amer, Solaar et bien d’autres encore. Au début Solaar arrivait avec son cahier donc il lisait ce qu’il avait écrit. On lui disait « c’est bien, travaille, continue, reviens dès que tu as un nouveau texte ». Après l’histoire a été belle pour lui… NTM aussi ! Au début, ils ont fait un passage un peu foiré puis ils ont vraiment travaillé. Leur deuxième passage a été vraiment réussi et cela a contribué à écrire leur lettre de noblesse. Avec Lionel D, on a ouvert la porte à quasiment tous les MC’s. Je pense qu’on en a tous bien profité et c’était le but du jeu.
Que penses-tu de l’évolution des médias par rapport au Hip Hop ? Peut-on parler de récupération ?
Ce qui est déconcertant, c’est qu’on a fait tout cela pour que finalement ce soit classé par catégorie, comme la niche Rap. Donc qu’est-ce qui représente le Rap aujourd’hui sur Paris ? C’est Skyrock et Générations. Hors, ces deux radios passent du Rap et du RnB mais ne jouent que des morceaux commerciaux et rarement autre chose. Nova continue à jouer le jeu… Quand il y a un son français qui les intéresse, ils le jouent. Mais le Rap, c’est 15% de leur programmation, pas plus. Donc il y a toute une partie du Rap français qui n’est diffusée nulle part.
Il y a aussi Le Mouv’ qui s’intéresse au Rap quand même…
Oui, c’est vrai, il y a Le Mouv’. Il y a Olivier Cachin qui anime une émission… Akhenaton aussi…
Sur Le Mouv’, tu as aussi une émission avec Nikkfurie et Hi-Tekk de La Caution…
C’est bien parce que cela donne au Rap une dimension plus intelligente par rapport à ce que l’on peut entendre d’habitude. Le seul problème, c’est que tous les médias non Hip Hop, peuvent facilement s’acharner pour dire « dans le Rap, ce ne sont que des capitalistes qui flambent avec leurs grosses bagnoles, des misogynes, des homophobes, etc. » C’est ce genre de clichés qui feraient que si aujourd’hui, j’étais adolescent, je n’irais pas m’intéresser au Rap. Je trouverais peut-être plus ma place, niveau énergie et rébellion, dans le Rock ou dans un truc plus alternatif, tellement c’est galvaudé. C’est un peu la même chose avec le Rock lorsqu’il y a eu la période Rock FM où tout était bien récupéré, bien peaufiné, bien léché. Sauf que dans le Rap, on se paie quand même une image qui n’est pas très glorifiante.
Penses-tu que cela est dû aux médias ?
Non, parce que quand tu vois le deejaying ou la danse par exemple, on se rend compte qu’il y a vraiment que dans le Rap qu’il y a un problème. Quand tu entends des rappeurs qui disent « nous on fait du Rap, on ne fait pas du Hip Hop ». Là, tu te dis qu’il y a un vrai problème.
Donc c’est plutôt l’état d’esprit de certains rappeurs…
Oui et ce sont les plus médiatisés, comme par hasard. C’est ça qui est problématique. Le seul rappeur intelligent qui est un peu médiatisé, c’est Oxmo Puccino, c’est tout. Orelsan, je pense qu’il faut qu’il travaille encore par exemple. Après l’autre jour, à la télé, j’ai vu le dernier morceau de Rohff, c’est catastrophique ! Tu les vois dans des Ferrari, sur des 4X4, sur un yacht… Enfin on croit que c’est un yacht, en fait, c’est un bateau-mouche (rires) ! Sans oublier les filles qui dansent. Tu aurais voulu faire une caricature, tu n’aurais pas pu mieux faire. Et quand tu sais que les gamins aiment ça, que cette image leur plaît… Cela permet aux médias d’encore plus fouetter le Rap. Le Rap fait partie des quatre éléments du Hip Hop donc c’est le Hip Hop dans son ensemble qui est atteint finalement.
En ce moment, où peut-on te retrouver ?
J’ai une émission qui s’appelle « Global Hip Hop », non pas RFI (Radio France Internationale) mais une de ses radios partenaires. Tu peux aller voir sur mon Facebook, il y a quelques émissions en ligne. Je passe du Rap du monde entier, dont beaucoup de Rap africain parce que c’est vraiment en ébullition là-bas.
https://soundcloud.com/globalhiphop/global-hip-hop-12-part-1
Au départ RFI recevait de la musique africaine de chaque pays. Et tout d’un coup, ils se sont mis à recevoir que du Rap, donc ils ont voulu le faire découvrir à leurs auditeurs et j’ai été sollicité… Après ce n’est pas un circuit officiel, j’espère que dans six mois, ce sera sur RFI officielle.
Pour en revenir aux africains, le problème est qu’ils écoutent trop de Rap français. On sent que leur univers est en train de se transformer… Tu peux aussi y écouter du Rap russe, du Rap chilien, du Rap de partout… C’est génial ! Je vais essayer de lancer des soirées sur ce thème « Global Hip Hop ». Il y a tous les styles, du rapide, du lent, du brésilien, c’est vraiment extraordinaire. Je me ressource en écoutant du Rap du monde.
https://soundcloud.com/globalhiphop/ghh-11-part-1
Dans la prochaine émission, je vais passer un russe qui s’appelle Noise MC. C’est super, c’est trash ! Vu les conditions politiques du pays, c’est une vraie démarche. Le mec risque sa peau à faire du Rap !
Comment perçois-tu l’évolution du deejaying ?
Il y a ce nouveau système, une invention géniale : le serato, mais qui est souvent très mal utilisé. Il permet à beaucoup de se prétendre DJ alors qu’ils n’ont jamais vu un disque. Toute cette démarche je ne l’apprécie pas vraiment.
Ce qui est insupportable avec les gens qui se servent de serato c’est cette espèce d’engrenage. Parfois ils me disent : « Tu es encore avec tes disques et tes vinyls… Tu ne craques pas ? ». Je leur réponds « Non c’est normal, c’est un disque, il vit. » Et ils rétorquent : « Mais tu n’as pas mal au dos ? »…
J’ai 52 balais et je porte mes disques tout seul. Eux, ils ont 23 ans, ils n’ont jamais eu de bacs de vinyls à trimbaler, ils ont acheté un serato direct. Pourtant ils savent bien que cela fait fermer beaucoup de magasins de disques.
Et niveau Graffiti, que penses-tu du fait qu’il s’institutionnalise ?
En France, le niveau de Graff est assez haut… C’est un peu le passage obligé, on a vu cela avec la danse. Beaucoup de gens avaient peur, moi y compris, à partir du moment où les théâtres ouvraient leurs portes au Hip Hop. Au début, ils ont voulu faire des spectacles avec un mélange de Hip Hop et de danse contemporaine. Mais au final, la récupération s’est faite à l’envers. Ce n’est pas le Hip Hop qui a été récupéré par les institutions mais plutôt l’inverse… Le Hip Hop s’y est infiltré !
L’esprit Hip Hop, c’est ça ! Je vois qu’il y a beaucoup de graffeurs qui s’en sortent bien. Ils monnaient leurs toiles. Il y a aussi toute une génération qui ne le fait pas pour l’argent, ça viendra, si ça doit venir… Je pense que le Hip Hop a gardé sa fraîcheur. Tout n’est pas rose évidemment, mais je trouve que l’on s’en sort bien. Et si l’on compare à d’autres pays, on s’en rend compte encore plus.
Pour finir, as-tu une anecdote à nous raconter ?
Sur le monde des deejays, j’en ai plein, surtout par rapport aux gens qui viennent me voir en boîte de nuit. Certains ont l’habitude du DJ résident alors ils viennent me demander de changer de musique pour mettre « un truc qui bouge ». Qu’est-ce que ça veut dire un truc qui bouge ? Ils me demandent aussi si je vais rester toute la soirée… (rires)
Tu vois, j’ai l’impression que je suis trop vieux, trop blanc et amalgamé, ça ne le fait pas, peu importe le son que je vais jouer. Donc je ne joue plus en discothèque et les rares fois où l’on me le propose encore, ça se passe très mal. (rires)
Interview : NJ
Photos : Charlotte Prieu
>> Plus d’infos sur :
– l’actualité de Dee Nasty
– l’émission Global Hip Hop
nreiter2002
Excellente mise au point, merci Daniel! Peace Ahki!
Tiborinho
Ben voila ! Ca fait du bien un petit retour aux sources ! Gloire au Hip Hop est a tout ce que ça engendre ! Ou plutôt presque a tout…
Tarek • Paris Tonkar
Big up Dee Nasty !